Anniversaire de Dieppe – Entrevue de David O’Keefe

Le 19 août 1942, à l’aube, 6 000 soldats, dont près de 5 000 Canadiens, plus de 1 000 Britanniques et 50 rangers de l’armée américaine, traversent la Manche pour lancer un raid sur la ville côtière française de Dieppe.

Le raid, de son nom de code « Opération Jubilee », repose sur la précision du moment opportun et sur l’effet de surprise, deux éléments qui se perdent presque immédiatement quand la force de débarquement sur le flanc rencontre un convoi allemand. La fusillade qui suit alerte le reste des forces allemandes, et les soldats alliés qui débarquent à Berneval et à Puys subissent de lourdes pertes en vies humaines.

La force principale qui se dirige vers Dieppe accuse du retard et débarque au lever du jour et perd ainsi l’avantage de l’obscurité. Des centaines de personnes sont abattues tandis qu’elles tentent de s’extirper de la mer. Le 14th Army Tank Regiment a du mal à faire avancer ses véhicules sur les galets qui recouvrent la plage : sur les 29 chars qui tentent de débarquer, seuls 15 réussissent à quitter les plages de galets.

Bien qu’il s’agisse d’une opération combinée qui implique l’armée, la marine et la force aérienne britanniques, la puissance de feu affectée est insuffisante pour contrer efficacement les forces allemandes qui ont une vue imprenable sur les plages depuis les nids d’artillerie situés au sommet des falaises et dont la puissance est à son apogée mortelle à ce moment de la guerre.

Six heures plus tard, on annule le raid et on commence les évacuations. À ce moment-là, plus de 900 Canadiens sont morts et près de 2 000 autres ont été capturés. Moins de la moitié de l’effectif regagne le sol anglais pour se regrouper et se remettre de ses blessures. Dieppe devient le symbole des pertes tragiques du Canada, soulignées par l’apparente futilité de l’ensemble du raid.

Mais en 1995, l’historien David O’Keefe découvre une phrase surprenante dans un document secret britannique déclassifié. C’est ainsi que pendant près de 20 ans, on passe au peigne fin des documents nouvellement publiés dans lesquels on révèle la raison d’être du raid sur Dieppe : une « opération de capture » top secrète qui vise à voler des machines Enigma allemandes et des livres de code pour les cryptographes de Bletchley Park. L’opération, aussi incroyable que cela puisse paraître, a été orchestrée par le commandant de la marine britannique Ian Fleming, le futur créateur de James Bond.

Les découvertes sans précédent de M. O’Keefe sont exposées dans son livre One Day in August (en anglais), qui révèle le désespoir, l’audace et l’orgueil qui ont conduit à la tragédie de Dieppe, et contribue à faire la lumière sur un chapitre angoissant de l’histoire du Canada.

Les Fleurons glorieux s’est entretenue avec M. O’Keefe à l’occasion du 82e anniversaire de Dieppe.

Qu’est-ce que la machine Enigma et pourquoi les missions visant à la « capturer » étaient-elles considérées comme cruciales?

La machine Enigma est une machine électromécanique que les Allemands utilisaient pour crypter leurs messages. Ce n’était pas une radio – elle n’émettait pas –, mais elle était placée à côté d’une radio. Elle remplaçait chaque lettre de votre message par une lettre brouillée. Tous les membres des forces allemandes devaient configurer leur machine Enigma de la même manière et donc on envoyait tous les mois des livres de code, des tableaux et des feuilles de réglage. Les chances de s’introduire dans une machine à trois rotors sans aucun matériel ou livre de codes capturé étaient de une sur un million, sur des millions, sur 150 millions. Il s’agit-là des mêmes chances que de gagner à la loterie toutes les semaines pendant 150 ans. Vous comprenez donc pourquoi les Allemands y croyaient beaucoup et pourquoi les Alliés ont utilisé beaucoup de sang et de trésors pour tenter de l’obtenir.

Le décryptage avait lieu Bletchley Park (en anglais), notamment avec Alan Turing (en anglais). De nombreux raids d’opérations combinées étaient organisés spécifiquement pour capturer le matériel afin de multiplier les chances des décrypteurs de Bletchley Park. Après avoir pu voir comment les Allemands concevaient la mise en place de leur cryptographie, ils pourraient commencer à y travailler eux-mêmes.

Mais au printemps 1941, tandis qu’ils s’attaquaient à comprendre la machine à trois rotors, ils se sont rendu compte que les Allemands avaient mis au point une machine à quatre rotors, ce qui portait les chances à une sur 92 septillions. Les services secrets britanniques étaient terrifiés à l’idée du quadrirotor, car s’ils apparaissaient en force, Bletchley Park serait complètement hors service.

« Pour ce qui est du matériel à capturer, l’équipe de Dieppe n’a pas atteint ses objectifs », c’est la phrase qui a tout déclenché chez vous. Quand, où et comment avez-vous découvert cette note?

Même si le gouvernement britannique a admis l’existence d’Ultra dans les années 1970, il s’est dégonflé et n’a publié que 5 000 pages de documents, dont aucun n’expliquait comment il avait procédé. [Remarque : À l’origine, ce terme désignait le niveau de secret le plus élevé accordé aux renseignements glanés dans les communications ennemies, mais il est devenu un terme générique pour désigner les opérations de Bletchley Park.]

En conséquence, ils ont affamé la communauté historique en ne lui donnant rien et les dossiers Ultra ont été considérés comme un éléphant blanc. Mais c’est en 1995 que s’est produit le grand tournant. En 1995, l’administration Clinton a déclassifié d’un trait de plume la plupart des documents relatifs à la Seconde Guerre mondiale. Les Américains ont été impliqués dans Ultra dès leur entrée en guerre, et leur déclassification a en quelque sorte forcé la main des Britanniques.

C’est alors que j’ai trouvé le document qui montrait qu’il existait une unité spéciale de commandos appelée Intelligence Assault Unit, plus tard appelée 30th Assault Unit, créée par les services de renseignement de la marine, pour s’attaquer spécifiquement à tout ce qui avait trait à la nouvelle machine à quatre rotors. Dans le document, on dit « L’équipe de Dieppe n’a pas atteint ses objectifs ». C’était la première fois que l’on voyait Ultra directement lié au pire jour de l’histoire militaire canadienne.

On ne peut pas simplement l’ignorer, mais le problème, c’est qu’il s’agit d’une pièce du casse-tête et que l’on ne connaît pas le reste du casse-tête. J’ai fini par communiquer avec le GCHQ [Government Communications Headquarters au Royaume-Uni], qui est l’incarnation actuelle de Bletchley Park, et j’ai dit sur quoi je travaillais, en demandant de nier, de réfuter ou d’appuyer mes découvertes. Dans les deux jours qui ont suivi, on m’a envoyé les annexes de l’histoire Ultra secrète en cours de déclassification. Il y avait maintenant un modèle de raid de capture, et vous pouviez revenir en arrière et voir comment les autres raids correspondaient parfaitement à ce modèle. Ces opérations n’étaient pas ponctuelles.

Le deuxième paragraphe du document stipule qu’« aucun raid ne doit être organisé uniquement à des fins de renseignement d’origine électromagnétique. La portée du raid doit être suffisamment large pour présupposer des objets opérationnels normaux. » [traduction] Il faut être capable de déguiser, d’amplifier et d’y glisser son opération. C’est ce qu’ils faisaient parce que c’est ce que la « doctrine » de la capture exigeait.

Pourquoi Dieppe?

On a dit : « C’était un entraînement pour le jour J », mais dire ça, c’est comme faire participer une Lada à une course de Formule 1. En mars 1942, quand ils ont planifié Dieppe avec une semaine de préavis, ils ont découvert que les navires allemands dans la Manche étaient équipés du quadrirotor. Dieppe se trouve au milieu de la Manche et c’est une base de ravitaillement. Les livres de code et les machines devaient donc être stockés à Dieppe. Pour eux, il faisaient d’une pierre deux coups : « Si nous ne nous n’y allons pas maintenant, nous n’y irons jamais et le quadrirotor se répandra. » [traduction]

Le plus grand défi consiste à évaluer correctement les capacités de votre adversaire. Les services de renseignement alliés étaient doués pour calculer les chiffres, mais ils n’étaient pas à la hauteur quand il s’agissait de comprendre la qualité. L’idée que l’on se faisait des forces allemandes à Dieppe est qu’il s’agissait de défenseurs statiques qui n’avaient pas bougé depuis deux ans. Mais les Allemands étaient à leur apogée à cette époque – leur équipe B pouvait remporter l’or.

Votre livre expose les détails qui font que les pertes de Dieppe semblent inévitables, comme le recours à la surprise, la planification de seulement 30 minutes pour que les unités d’infanterie atteignent leurs cibles et réalisent leurs objectifs, ainsi que l’excès de confiance engendré par le succès de Saint-Nazaire (en anglais). Dans quelle mesure cette évaluation est-elle exacte?

Les opérations précédentes n’avaient pas nécessairement réussi à mettre la main sur les machines Enigma, mais elles ont fait peu de victimes, jusqu’à Dieppe. Au moment de la planification de Dieppe, l’équipe des opérations combinées de Mountbatten commence à couper les coins ronds : « Rien de grave ne s’est produit jusqu’à présent, pourquoi serait-ce le cas maintenant? » [traduction]

Si la cible était considérée A1 – ce qui était le cas pour tout ce qui concernait Enigma –, cela justifiait la mise en place d’opérations spéciales pour l’obtenir. Ils n’hésitaient pas à subir des pertes – c’est la mentalité du joueur, mais ils n’anticipaient pas Dieppe. Malheureusement pour les Alliés, ils ont payé un lourd prix dans ce processus.

Quand ils planifient le raid sur Dieppe, tout fonctionne dans leur esprit. Mais que se passe-t-il si vous n’obtenez pas les deux promontoires? Nous allons jeter un peu de poudre aux yeux. Nous n’aurons pas la puissance de feu nécessaire, car tout repose sur la surprise. On a commis dès le départ des erreurs fondamentales, auxquelles se sont ajoutés des vœux pieux. Toutes les fois qu’il y avait des bâtons dans les roues, ils avaient une réponse pour expliquer pourquoi ils y allaient, que la réponse soit légitime ou non. On peut voir le désastre de Dieppe se dessiner presque dès le début, en mars 1942.

L’une des surprises du livre est le rôle d’Ian Fleming, le futur créateur de James Bond, dans la planification de Dieppe et de l’opération de capture. Quelle est la réelle part de responsabilité de Fleming dans les terribles pertes de la journée?

Fleming était un personnage très machiavélique et peu compatissant, mais il n’était pas le seul comme ça. D’autres avaient et appuyaient cette attitude. Fleming n’est que le messager qui a transmis l’impératif.

Le personnage historique d’Ian Fleming est devenu un champ de mines : les gens pensent qu’il était James Bond ou une personne sans importance qui s’occupait du courrier et des messages. Il était entre les deux. Il n’a jamais vraiment été sur le terrain, à l’exception de l’opération de Dieppe, où il a servi de relais pour ramener en Angleterre tout le matériel capturé.

Le dossier de Fleming au sein du renseignement naval était vaste et c’est ce qui l’a rendu important et peut-être aussi dangereux. Il était constamment en contact avec Bletchley Park pour évaluer leurs besoins, car c’est lui qui était chargé de suggérer des opérations de captures. Il faisait aussi partie du Joint Intelligence Committee qui conseillait les chefs d’état-major. Bien que son patron, le contre-amiral John Godfrey, ait été renvoyé après Dieppe, Fleming reste une figure incroyablement influente au sein des services de renseignement.

Je pense que la responsabilité incombe à Mountbatten et à ses planificateurs, car Fleming dit : « Je vais chercher l’unité commando, mais vous serez responsable de son arrivée et de son départ » [traduction]. La critique de l’organisation de Mountbatten est très juste : il s’agissait d’amateurs enthousiastes.

Dieppe a été, et est toujours, l’un des moments les plus marquants de la psyché canadienne : nos soldats ont été courageux et se sont fait massacrer, et l’horreur de cette perte s’est transformée en récit de l’histoire. Ce point de vue a-t-il eu un impact sur l’accueil réservé à votre recherche?

Toutes les critiques restent valables. L’opération avait un but légitime, tout comme les raisons pour lesquelles on y a envoyé des troupes, mais on ne pouvait pas en parler pour des raisons de sécurité. Mais le prix et la futilité sont toujours d’actualité.

Quand nous avons révélé l’affaire, de nombreuses agences de presse l’ont présentée sous l’angle d’une « justification totale », alors que nous nous sommes dit qu’il fallait tempérer un peu les choses, parce que 907 Canadiens sont morts en six heures. Il est important de savoir qu’il y avait un objectif altruiste, mais cela ne change rien au fait que les accusations initiales selon lesquelles il s’agissait d’un massacre et d’une mauvaise planification sont toujours valables. Et c’est là l’essentiel : il s’agit d’essayer de centrer correctement les faits, plutôt que de les faire pencher d’un côté ou de l’autre.

Dans une entrevue accordée à Global News en 2012, vous avez dit (en anglais) que pendant de nombreuses années, beaucoup d’anciens combattants de Dieppe n’avaient aucune idée de la raison pour laquelle ils étaient là. Décrivez l’impact que cela aurait eu (et a eu) sur les anciens combattants.

L’expérience des anciens combattants de Dieppe a été bouleversante. Ils se sont entraînés pendant deux ans et leur combat s’est terminé en six heures. Beaucoup parmi eux qui ont eu la chance de quitter la plage en vie ont fini dans l’horreur des camps de prisonniers de guerre allemands pendant des années. En janvier 1945, les Allemands ont transporté les prisonniers de guerre à travers l’Europe et s’en sont servi comme boucliers humains.

À leur retour à leur régiment, personne ne savait qui ils étaient. Les régiments se sont reconstitués et sont allés au combat en Normandie et en Hollande; ils ont développé un héritage fraternel après avoir combattu pendant 10 mois.

Une association d’anciens combattants de Dieppe s’est formée, parce que la plupart d’entre eux n’avaient pas l’impression de faire partie de leur régiment à leur retour. Ron Beal, qui a participé au documentaire Dieppe Uncovered (en anglais), en a été l’un de ses présidents.

Le concept de régiment ne se limite pas au recrutement ou au nom que l’on crie lorsque l’on court vers le sommet d’une colline au cours d’une bataille. C’est censé être une famille et on prend soin des membres de sa famille. On ne l’a pas intentionnellement échappée à Dieppe, mais les anciens combattants n’ont pas reçu le respect qu’ils méritaient, en grande partie parce que personne ne savait ce qu’ils devaient y faire.

Vous terminez votre livre avec Ron Beal, ancien combattant à Dieppe qui vous dit : « Maintenant, je peux mourir en paix. Je sais pourquoi mes amis sont morts. » [traduction] Qu’avez-vous ressenti en entendant cela?

Je suis rentré chez moi ce soir-là, terrifié, car je me suis dit que mes recherches avaient intérêt à être de premier ordre. Ce fut une leçon d’humilité que de comprendre que ce que nous faisons comme historiens a un tel pouvoir et un tel impact. Nous devons nous assurer que nous faisons bien notre travail.